jeudi 6 juillet 2017

Baudrillard, détournement par excès






Un bon texte d'Anselm Jappe c'est rare. 
Ici il nous faut ajouter que Baudrillard est un enculé universitaire ce que Jappe ne peut évidement écrire l'étant lui-même...



[pdf] BAUDRILLARD DÉTOURNEMENT PAR EXCÈS

Si l'on voulait établir un classement des concepts utilisés actuel­lement de la manière la plus superficielle, la « société du spectacle » se trouverait assurément dans le groupe de tête. Qui est désireux de faire savoir qu'il n'est pas dupe des médias glissera ce terme au détour d'une phrase, peut-être sans même savoir que c'était le titre du livre fondamental de Guy Debord, paru en 1967. Mais s'il y a un terme capable de concurrencer la « société du spectacle » dans les discours vaguement critiques autour des méfaits des moyens de communication de masse, ce sera probablement le « simulacre » de Jean Baudrillard, ou un autre de ses termes. En effet, ces deux auteurs se trouvent souvent associés en tant que ceux qui auraient émis les diagnostics les plus impitoyables de l'impact des mass médias sur la société contemporaine. Et, qui plus est, Baudrillard est souvent vu comme un continuateur de Debord, ou Debord comme le prédécesseur de Baudrillard. Les concepts centraux de Baudrillard (le « simulacre », la « simulation », l'« hyperréalité », etc. - peu importe au grand public que Baudrillard ne les ait pas employés tous en même temps) apparaissent alors comme une radicalisation du concept de « société du spectacle », ou comme sa reprise plus adaptée au monde postmoderne et moins encombrée de terminologie marxiste. L'éditeur anglais Verso vient de publier La Transparence du mal (1990) de Baudrillard dans une série de livres consacrés à des « penseurs radicaux » comme Adorno, Benjamin, Lukàcs, Althusser, Lénine, et, justement, Debord.

Qu'en est-il de cette continuité prétendue ? Est-ce qu'on peut dire, au-delà du jugement qu'on veut donner sur chacun des ces penseurs, que leurs théories se situent dans la même ligne ? Biographiquement, la comparaison est vite faite. Baudrillard, qui était d'ailleurs plus âgé de deux ans que Debord, n'a jamais été situationniste et a commencé sa trajectoire de théoricien en 1968, lorsque La Société du spectacle et presque tous les numéros de la revue Internationale Situationniste étaient déjà parus. Il est vrai que Baudrillard, ayant été assistant de Henri Lefebvre à l'Université de Nanterre, lequel a bien connu les situationnistes, a assurément entendu parler d'eux et en a peut-être croisé quelques-uns. Dans la revue Internationale Situationniste et dans la correspondance de Debord, on ne trouve que quelques références fugaces, et naturellement méprisantes, à l'égard de Baudrillard. Debord ne le mentionne pas non plus dans ses écrits successifs, au moins pas directement. Baudrillard, de sa part, n'a jamais revendiqué une filiation situationniste, mais s'en disait inspiré [1].

Leurs attitudes, c'est bien connu, étaient radicalement différentes. Debord était discret, jusqu'à n'apparaître presque jamais en public, hautain et sérieux, tandis que Baudrillard, pour contester les formes habituelles de la vie intellectuelle, allait jusqu'à la bouffonnerie - on se souvient de ses conférences en paillettes - et donnait des conférences entières basées sur des jeux des mots, par exemple entre le Dasein de Heidegger et le design[2]. On peut se demander, sans lui faire de tort, s'il se prenait toujours au sérieux et s'il ne se moquait pas parfois de son public - avec de bonnes raisons d'ailleurs, et en pataphysicien qu'il était. Cependant, cette attitude était aussi cohérente avec sa théorie que le dédain de Debord avec la sienne. Il ne nous reste donc qu'à nous tourner vers une comparaison théorique. Il est vrai que même celle-ci est rendue plus difficile par le fait que Baudrillard restait souvent dans une ambiguïté voulue et aimait répondre qu'on ne l'avait pas bien compris et qu'il fallait prendre au « second degré » ses affirmations les plus controversées, par exemple sur la guerre du Golfe de 1991 qui « n'aura pas lieu ». En outre, il est passé par plusieurs phases dans sa réflexion et a souvent critiqué les concepts qu'il avait lui-même employés auparavant, pour rejeter quelques années plus tard les termes mêmes de sa critique antérieure, etc., si bien qu'on ne sait jamais trop bien où l'on en est avec lui. Ici, nous analysons surtout des écrits des années 1980 et 1990.

Quelques similitudes entre Debord et Baudrillard ne manquent pas. Ce dernier a repris, surtout au début de sa carrière, une partie de la critique situationniste de l'urbanisme. Mais c'est surtout le concept de « spectacle » qui revient fréquemment dans ses œuvres, normalement sous forme de références fugaces : « Si notre société n'était plus celle du "spectacle", comme on le disait en 68, mais, plus cyniquement, celle de la cérémonie [3] ? », parfois même sans le nommer directement: « S'il ne s'agissait plus d'opposer la vérité à l'illusion, mais de percevoir l'illusion généralisée comme plus vraie que le vrai ? ... Et si tout cela n'était ni enthousiasmant, ni désespérant, mais fatal[4] ? ». Dans une phrase comme : « Si la pensée n’anticipe pas sur ce détour­nement par son écriture même, c'est le monde qui s'en chargera, par la vulgarisation, le spectacle ou la répétition [5] », on trouve même deux concepts-clefs des situationnistes : « spectacle » et « détournement », ainsi que la volonté, typiquement situationniste, de se dérober à la « récupération » par le « système ».

Mais pour l'essentiel, tout dans leurs théories diverge (et l'on pourrait aller jusqu'à voir dans Debord un platonicien et dans Baudrillard un anti-platonicien). Baudrillard lui-même a bien défini ce qui les séparait. Dans Le Crime parfait (1995), il écrit : « La virtualité est autre chose que le spectacle, qui laissait encore place à une conscience critique et à une démystification. L'abstraction du "spectacle", y compris chez les Situationnistes, n'était jamais sans appel. Tandis que la réalisation inconditionnelle, elle, est sans appel. [...} Alors que nous pouvions affronter l'irréalité du monde comme spectacle, nous sommes sans défense devant l'extrême réalité de ce monde, devant cette perfection virtuelle. En fait, nous sommes au-delà de toute désaliénation[6] » Le concept de spectacle proposé par Debord n'est pas une critique des seuls médias, mais une actualisation du concept d'« aliénation » tel qu'il a été élaboré par Hegel, Feuerbach et Marx. La citation de Feuerbach portant sur la préférence scandaleuse que l'époque moderne accorde à la copie au détriment de l'original et que Debord a posée comme exergue de La Société du spectacle contient le noyau de la théorie de Debord. Le concept d'aliénation comporte celui d'« authenticité » et, dans son sillage, ceux d'« original », d'« essence », de « vérité » et de « substance » ; le « spectacle » s'associe chez Debord constamment au « mensonge », à la « falsification >> et à l'« idéologie matérialisée ». Baudrillard, au contraire, résume ainsi son propre parcours : « Dans un premier temps, la simulation, le passage généralisé au code et à la valeur-signe, est décrite en termes critiques, à la lumière (ou à l'ombre) d'une problématique de l'aliénation. C'est encore, à travers des arguments sémiologiques, psychanalytiques et sociologiques, la société du spectacle qui est en cause, et sa dénonciation. La subversion s'y cherche encore dans la transgression des catégories de l'économie politique : valeur d'usage, valeur d'échange, utilité, équivalence. Les référents de cette trans­gression seront la notion de dépense chez Bataille et celle de l'échange-don chez Marcel Mauss, la consumation et le sacrifice, c'est-à-dire encore une version anthropologique et antiéconomiste, où la critique marxienne du capital et de la marchandise se généralise en une critique anthropolo­gique radicale des postulats de Marx. Dans L'Échange symbolique et la Mort, cette critique passe au-delà de l'économie politique [7]. »


                                                                                         Anselm Jappe
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